Comment les entreprises de la filière luxe
s’approprient-elles la notion de luxe éthique ?
Les marques les plus célèbres ne peuvent aujourd’hui se dispenser
d’adopter une posture sur ces questions. La durabilité englobe les
éléments environnementaux, sociaux et économiques (autrement
dit : la répartition équitable de la valeur créée dans cette chaîne).
Les questions de l’innovation dans les matières (y compris du recyclage
et de l’upcycling), l’ancrage territorial, les conditions de travail,
l’exigence des consommateurs sont centrales.
Une marque qui décide de s’inscrire dans une démarche durable le
fait soit parce qu’elle a identifié un marché cible, soit car son éthique
propre l’y incite, soit parce que l’importance de la politique publique
en la matière s’accroît.
Cela étant, dans la pratique, il est difficile de mesurer si celle-ci
est avérée et concrète ou non. Au cœur de cette problématique, se
trouve la structuration de la chaîne de valeur, composées d’étapes,
d’intervenants, de fournisseurs. Plus ceux-ci sont nombreux, plus il
est difficile de mesurer la prise en compte de ces enjeux.
Comment cela se traduit-il ?
En termes de stratégie, c’est notamment sur les questions éthiques
que les enjeux pèsent. Si le bien-fondé de certains objectifs, tels
que la diminution de la consommation d’eau, est indiscutable, les
questions d’éthique, elles, consistent à effectuer un choix nécessaire
dont on ignore s’il est bon ou non.
Prenons par exemple la question de la fourrure : que choisir entre des fourrures animales assujetties
à une traçabilité et qui pourront être portées longtemps, et celles
synthétiques fabriquées à partir de processus chimiques et à la durée
de vie moindre ? Il n’y a pas de réponse meilleure que l’autre. C’est
la dimension dans laquelle ce choix tranché s’inscrit qui crée de la
valeur : Stella McCartney a pour sa part opté pour les cuirs bioplastiques
(matières agro-sourcées). On s’aperçoit donc qu’à la base de
tout cela, la solution technologique est prépondérante.
Le caractère durable d’un produit motive-t-il aujourd’hui
significativement l’acte d’achat ?
C’est une question essentielle, qui pourrait se formuler ainsi : la durabilité
est-elle lucrative ? En effet, plus on progresse sur la voie d’une
production plus vertueuse, plus les coûts générés sont importants.
Une marque qui décide de s’y engager se demande donc légitimement
si cela va lui rapporter. Pour cela, il lui faut nécessairement
construire son marché, à l’heure où les entreprises commencent
à peine à dévoiler la manière dont elles produisent.
L’existence
d’un marché de consommateurs désireux d’acheter “sustainable” est nécessaire pour que la marque réalise un retour sur investissement,
de même qu’il est incontournable que les consommateurs sachent
pour quoi ils paient. L’heure n’est plus au green washing (l’orientation
du discours marketing et la communication vers l’écologie, NDLR) : la
durabilité n’est plus seulement un discours et les sociétés auront
un certain nombre de standards à respecter si elles ne veulent pas
entacher leur réputation. De nombreuses pratiques vertueuses sont
évoquées mais que pèsent-elles sur le secteur aujourd’hui ? 1 % du
coton seulement est biologique. On en parle beaucoup mais cela ne
représente pas tant que cela !
Comment les marques ont-elles intérêt à communiquer
sur leurs initiatives à caractère vertueux ?
Pour communiquer, les marques et les fabricants ont intérêt à tisser
des liens avec les consommateurs pour valoriser leurs actions en
faveur de l’environnement. Mais attention, cela n’est pas forcément
simple : faut-il communiquer en associant la marque et l’idée du
développement durable ? Les entrepreneurs sociaux ayant fondé
leur offre là-dessus le peuvent sans risque, mais c’est beaucoup plus
délicat pour les maisons séculaires. A elles de trouver des moyens de
valoriser ces initiatives et ces processus.
Comment les marques et les détaillants peuvent-ils
s’adapter à l’évolution vers une consommation moindre
mais plus éco-socio-responsable, tout en préservant
une viabilité économique ?
Il existe une différence entre les biens d’équipement de la personne
(qui sont au cœur de l’étude) et ceux de la maison. L’achat des premiers
répond plus souvent à une impulsion tandis qu’en décoration
ou équipement du foyer, les achats sont moins fréquents. En outre,
cette catégorie de produits revêt
une dimension plus “industrielle”
et ne peut faire preuve de la même
vélocité dans cette transition. Pour
ces raisons, la durabilité, qui fera
certes son chemin dans cet univers,
s’y instaurera probablement
plus lentement, en décalage.
Autre phénomène à comprendre :
le fonctionnement de la chaîne de
valeur. Dans le secteur des biens
d’équipement de la maison, les
coûts fixes sont globalement plus
élevés à la base que pour les biens
d’équipement de la personne. Un
vêtement qui se vend mal coûte
certes un peu à l’entreprise qui le
produit, mais pas tant que cela.
Les coûts sont autrement plus importants
pour le lancement d’un
ustensile de cuisson ou d’un appareil
électroménager, par exemple.
Dans le domaine de l’art de vivre,
la durabilité est un virage complexe
à négocier, et impliquera l’introduction
de nouvelles matières pour
innover. S’emparer de cette question
bouscule tous les maillons de
la production, dont les savoir-faire,
qui sont parfois muséifiés.
Plutôt que de perpétuer ces processus
à l’identique, ils seront à
faire évoluer, avec de nouvelles
technologies. L’importance des
efforts en termes d’innovation et
de R&D se révélera déterminante.
Le fait que certaines marques de luxe investissent d’ores et déjà sur
ces postes est d’ailleurs significatif.
Par ailleurs, en matière de consommation, deux attitudes différentes
sont notées : la durabilité (autrement dit : mets-je en péril la planète
en réalisant cet achat ?) d’une part, la décroissance d’autre part.
C’est vraiment au niveau du consommateur que cela se joue. Pour
que la distribution n’en pâtisse pas et entrer dans ces paradigmes-là,
la notion de service est incontournable avec par exemple, pour les
produits d’art de vivre, la remise à neuf des articles, la réargenture
des couverts, le rechapage, le réémaillage, l’affûtage, etc.
Les consommateurs sont-ils sensibles
à ces enjeux selon vous ?
Le champ de la durabilité s’étend à différents domaines, avec des
effets divers. Concernant le luxe, un effet de traction de ces enjeux
est observé, en particulier grâce aux Millennials, plus éduqués sur
ces points que les générations précédentes. Ceux-ci sont intéressants
à mobiliser sur ce sujet : en effet, c’est par le marché que les
entreprises se saisiront de ces enjeux, sans tomber dans l’écueil du
compassionnel. Les marques de luxe citées dans l’étude s’adressent
d’ailleurs davantage aux Millennials.
L’évolution est donc balbutiante, mais bel et bien enclenchée…
Certaines marques sont pour l’heure en porte-à-faux. Le sujet est
effectivement segmentant : les Millennials, qui représentent un tiers
de la clientèle de la filière luxe, sont acquis à la cause. Les générations
précédentes sont certes parvenues à une prise de conscience, mais
dans les faits continuent à ne rien changer à leur consommation.
Sur le sujet de la durabilité, tout est à construire. Le point positif est
qu’il est possible d’agir pour une production et une consommation
plus vertueuses. L’enjeu est stratégique, et ce choix de la durabilité
sera de plus en plus payant selon que le consommateur sera éduqué.
Sur le sujet, il convient d’ailleurs de remarquer que l’Etat est assez
absent, excepté par le biais fiscal, et que le monde politique se révèle
assez inaudible. Il manque une véritable impulsion politique pour
que ce rythme de transition soit plus soutenu.
Repères
Intitulée « Vers un nouveau luxe, éthique et création de valeur », l’étude réalisée par Mazars
en 2017 dresse un état des lieux des initiatives attestant du dynamisme et de l’engagement
de la filière luxe en matière de durabilité, d’équité, d’éthique :