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Dossier
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''La conjonction du digital et du magasin est un facteur d'optimisation : 1+1=3''
La crise sanitaire a fait office de révélateur du rôle stratégique des dispositifs digitaux. L’heure est à l’accélération en la matière pour passer au « magasin augmenté ». Explications avec Jérôme Le Grelle, directeur exécutif retail CBRE France.
Offrir International : Selon vous, l’omnicanal s’affirmera définitivement comme le modèle prédominant dans la distribution. Parallèlement, le magasin physique confirme son caractère incontournable. Quelles sont les clés pour réussir cette évolution et cette cohabitation ?
Jérôme Le Grelle : C’est toute la question de la sortie de crise. Aujourd’hui, nous assistons à un changement de paradigme. Le modèle précédent a été bâti autour du concept du “tout sous le même toit” avec pour corollaire la massification des flux visiteurs. Se déplacer pour faire ses achats en un seul endroit, qu’il s’agisse d’un centre commercial, d’une grande rue commerçante ou d’un retail park était une démarche tout à fait naturelle. En effet, ces endroits avaient l’avantage incomparable de rassembler en un seul lieu l’offre la plus large possible. De ce point de vue, et au regard des modes de vie de l’époque, c’était un système utile et agréable avec une expérience client sympathique. Depuis, la société a considérablement changé (structures familiales, attentes des clients, pouvoir d’achat, affectation des dépenses) et avec, les modes de consommation. Le modèle s’est en quelque sorte inversé, les enseignes étant dorénavant obligées d’aller au-devant des clients pour répondre à la règle du “où je veux, comme je veux, quand je veux”… Cela signifie que le contact entre le commerçant et le client doit pouvoir se faire à toute heure, en tous lieux et de la manière dont ce dernier le souhaite, et non plus sous une forme unique en un endroit.
Cette évolution, liée notamment, mais pas uniquement, au développement des mobilités, a favorisé l’émergence des magasins dans les gares, les quartiers, les environnements tertiaires avec une offre et des concepts adaptés aux besoins de ces moments de vie spécifiques.
Cette tendance affecte toute la distribution qui a dû et doit encore faire évoluer ses formats pour être encore plus proche de ses clients. Le relatif déclin des hypermarchés au profit des formats plus petits, plus proches donc plus adaptés à leur clientèle trouve une partie de son explication dans cette tendance.
L’une des difficultés à surmonter pour faire évoluer l’ensemble de la distribution vers ces formats différenciés, plus proches du client, réside dans la question de la rentabilité : plus la zone de chalandise est réduite, plus les flux le sont, alors que les coûts de structures, immobiliers et logistiques ont tendance à se maintenir, sans totalement s’ajuster en proportion au niveau de chiffre d’affaires réalisé. Or, nous avons appris au cours des dernières années, et particulièrement avec la crise covid-19, que le digital pouvait aider à résoudre non seulement cette question de la rentabilité, mais également celle relative au développement des services de proximité.
Cela se traduit pour les enseignes ayant intégré l’omnicanal à leur modèle, par un effet positif sur le chiffre d’affaires réalisé par un magasin, y compris sur des zones de chalandise à faible population, de l’ordre de 20 % en moyenne. En mettant à la disposition du client plusieurs manières d’acheter et de prendre possession de leur achat, les enseignes boostent leurs performances. Le débat n’est donc pas “digital” versus “physique”, mais celui de la cohabitation réussie des deux. Cependant, si on a longtemps pu croire qu’il s’agissait simplement d’intégrer la technique du digital comme outil de vente et de communication avec le client, il s‘agit en réalité d’une transformation profonde du commerce. Le digital est en effet, l’élément par lequel toute la chaîne de distribution doit se réinventer et se reconstruire. Cette réinvention est celle du magasin dont le rôle et la fonctionnalité vont devoir évoluer. Le point de vente n’est plus en bout de chaîne de distribution, mais en est, en quelque sorte, la “rotule” grâce laquelle il est à la fois point de stockage, de livraison, de vente, showroom…
Tous ces rôles passent par l’intégration et la mise en œuvre de nouvelles fonctionnalités, comme la possibilité de livrer le client à domicile, dans la logique non plus du dernier kilomètre mais des derniers 100 m. Le magasin renouvelle l’expérience client, renforce les occasions de contacts grâce à la livraison, au drive, au click & collect, etc. : des modalités aujourd’hui perçues comme essentielles par le client. Un certain nombre d’acteurs se sont déjà engagés sur cette voie. En témoigne le rachat par Amazon de chaînes de magasins notamment de proximité via lesquelles il peut justement toucher et livrer une partie de sa clientèle. Le partenariat AmazonMonoprix, qui a beaucoup interrogé, a permis à Amazon de bénéficier d’un réseau de qualité, de proximité répondant à la problématique de la livraison de produits frais. Autre exemple, avec celui de la Fnac qui au début de la dernière décennie voyait coexister deux réseaux, celui des magasins de grande taille avec celui du digital. La transformation en cours est impressionnante, marquée tout autant par l’acquisition d’autres enseignes (Darty, Nature et Découvertes…), que par une réorganisation des réseaux : intégration du digital dans toute la chaîne de distribution, sur la base d’une stratégie omnicanale et de proximité. La déclinaison des formats a permis l’ouverture de nombreux points de vente, permettant d’accéder à des zones de chalandise d’à peine 20 000 habitants. Cette politique, rendue possible également par l’intégration de la franchise, a permis le redressement des résultats du groupe, et son redéploiement. L’efficacité de cette stratégie commence à porter ses fruits, y compris face aux pure players du digital comme Amazon et CDiscount, faisant partie des top 3 des sites marchands les plus visités.
A contrario, les enseignes qui n’ont pas anticipé cette évolution et qui
ne s’y sont pas préparées, sont fragilisées par le contexte actuel et
tombent les premières. De plus, toutes ne sont pas égales face aux
enjeux et aux moyens financiers dont il faut disposer pour entreprendre
ces mutations. Mais une chose est certaine : l’enjeu premier pour les
enseignes et les commerçants est d’être capables de se réinventer, de
repenser les formats et leurs concepts, en collant précisément à leur
zone de chalandise et leur typologie de clients et en renouvelant tous
les services et les modes de mise à disposition des produits.
Pour les commerçants de proximité indépendants, comment opérer et réussir sa transition omnicanale, synonyme d’investissement en temps, formation et budget ? Par quoi commencer ? Sur quels atouts peuvent-ils compter ? Quels sont leurs points faibles ? La présence sur une marketplace est-elle suffisante ?
La plus grande difficulté pour les commerçants indépendants est d’appréhender cette révolution en termes de savoir et de moyens. Il leur faut en effet acquérir la connaissance de ces nouvelles technologies et formes de distribution, tout comme avoir les moyens d’entreprendre les changements à réaliser. Et il est cependant important de commencer par des choses simples qui vont renforcer l’attractivité : un site internet pour communiquer avec les clients fidèles, les répertorier pour permettre de communiquer et de leur offrir des services comme la préparation d’une commande à un moment précis, etc. C’est certes techniquement simple, mais suppose d’accepter de revoir les organisations et les modes de travail : nouveaux horaires, nouvelles tâches de préparation de commande, de livraison… La crise covid-19 et le confinement ont par la force des choses entraîné dans une multitude de localités la mise en place de ce type d’organisation, parfois un peu bricolés, ou artisanaux : création d’un site internet, organisation conjointe des points de livraison ou sortes de conciergerie, points de contacts, drive, etc. Ces initiatives ont permis à ces commerçants et ces producteurs de s’adapter à la situation et de toucher du doigt ce qu’attendent les clients qui ont le plus souvent répondu présents, et qui ont commencé à être fidélisés. De nombreuses villes ont été plus loin sur ces sujets, pour favoriser la mutualisation du coût de ces investissements. Des plateformes commencent à émerger permettant au commerçant qui y adhère de bénéficier de l’infrastructure digitale et logistique qui l’accompagne. A l’échelle d’une collectivité (ville, département), la mise en place d’une telle structure pouvant fédérer 10, 15 ou 30 commerçants, et permettant de mettre à disposition un service de livraison mutualisée, générerait sans doute un surcoût, qui devrait pouvoir être couvert par au pire, une consolidation du chiffre d’affaires, au mieux un accroissement de ce dernier. Je ne vois pas de raison qu’à l’échelle locale la formule “commerce + internet+ services = + 20 %” ne s’applique pas au commerce de proximité. La covid-19 a paradoxalement ouvert une vraie voie parce que le confinement a forcé les commerçants à entrer dans cette logique. Et les clients ont adhéré à cette manière de faire, retrouvant le goût de la proximité, du sens concret (circuit court, etc.). La plupart des villes et des commerçants continuent sur cette lancée
Le click & collect modifiera-t-il durablement les pratiques de consommation ? Comment le valoriser ?
Apparemment oui. Par exemple, les effets ressentis sur l’usage du click & collect et du drive pour l’alimentaire perdurent avec des progressions de 5 à 10 points en moyenne. De plus, ces dispositifs ont conquis d’autres segments de clientèles, notamment parmi les plus âgées, qui étaient jusque-là restés un peu à l’écart de ces modes de distribution. Il est par ailleurs intéressant de relever que les clients ont pris l’habitude de recourir à l’une ou l’autre des possibilités offertes. La diversité de solutions de mise à disposition des achats offertes devient, de ce fait, un facteur de fidélité et de démultiplication des points de contacts et d’échanges avec le client. Cela se traduit in fine par une optimisation du chiffre d’affaires, en favorisant par exemple le passage en magasin, au moment d’une opération de click & collect. Omnicanalité et omnibesoin du client se combinent…
A noter toutefois les risques inhérents à ces nouvelles formes de distribution, ainsi que le drive, souvent utilisés pour des produits à répétitivité
d’achat de produits banals qui ne permettent pas facilement de (re)créer
un lien avec le client. Il convient donc de trouver une forme d’accueil
et de prise en considération de ce dernier – y compris dans ce cadre
où l’efficacité et la rapidité sont la priorité. Néanmoins, il est évident que le client a besoin à un moment donné (et toute la difficulté est de
déterminer quand) de contact et surtout d’une relation (privilégiée) avec
l’enseigne qu’il va de plus en plus considérer non plus seulement en
fonction des services offerts mais aussi des valeurs que celle-ci véhicule
(environnement, éthique, circuit court, etc.). Là aussi, avec la crise actuelle, ce phénomène s’accentue autour de la capacité de l’enseigne à
communiquer auprès de ses clients, de la mise en évidence de l’usage
des circuits courts, de la prise en compte de l’environnement, de sa
façon de toucher et livrer ses clients, etc. C’est difficile à mettre en œuvre
et à rendre visible et crédible, mais ce sera essentiel.
Comment les collectivités peuvent-elles concrètement accompagner les commerçants dans le processus de digitalisation ?
Les villes doivent accompagner, fédérer, organiser des filières pour mettre en valeur ce qui relève du local et faciliter le lien entre les producteurs, les commerçants et les points de distribution. La grande distribution le fait et les petits commerçants doivent en bénéficier, aidés par les collectivités ou les filières professionnelles. Par ailleurs, les villes doivent profiter du retour de la proximité sous toutes ses formes. De nombreuses enseignes revoient leurs formats, pour les adapter en termes de taille, aux environnements urbains et de centre-ville. Certains secteurs d’activité (re)viennent vers les cœurs de ville grâce notamment aux nouvelles fonctionnalités offertes par le digital, déjà largement commentées. C’est le cas par exemple du secteur de l’équipement de la maison. Mais il faut pour cela, au-delà des adaptations des enseignes, que les villes se préparent à accueillir ces nouvelles enseignes et à intégrer les besoins qui les accompagnent en termes de types de locaux, d’accessibilité, de livraisons, etc. La situation est grave, mais loin d’être sans espoir. Il y a beaucoup à faire en reconsidérant le point de vente dans son rôle de pivot : relais logistique et client, showroom, point de contact, expérience...
Quid de l’accompagnement des bailleurs ?
Le contexte actuel fixe les regards sur la question des loyers : comment appréhender la juste valeur du local en période de crise, avec des flux moindres, mais où la fonctionnalité croît en importance ? Cette situation affecte fortement la relation bailleurs/commerçants et brouille les perspectives.
On peut toutefois parier que sur les 5 à 10 prochaines années, les mécanismes d’appréciation de la valeur de l’immobilier évolueront considérablement.
Une corrélation plus ou moins directe était habituellement établie entre le rendement et le taux d’effort, donc le loyer. Dès lors que le magasin (re) trouve de nouvelles fonctionnalités et que sa place au sein de la chaine de distribution change, cette corrélation chiffre d’affaires/loyer ne sera plus suffisante pour apprécier pleinement la contribution du magasin dans la génération de chiffre d’affaires. Il faudra donc intégrer d’autres paramètres, et pondérer sans doute certains critères tels que ceux relatifs aux flux existants, ou la commercialité des adresses.
Coté propriétaires, ceux-ci devront avoir une attention particulière pour
s’assurer de l’adaptation et de l’intégration des fonctionnalités nécessaires telles qu’une zone de click & collect, de conciergerie, une évolution de l’organisation car cela touche à la valorisation de leur magasin.
L’approche doit être différenciée suivant les propriétaires, entre ceux
qui détiennent des pieds d’immeubles et ceux qui détiennent des ensembles organisés. Pour ces derniers, les défis restent importants,
s’agissant de retrouver une légitimité grâce à une vocation renouvelée,
enrichie, diversifiée favorisant leur rôle de destination et de lieu de vie,
au sens premier du terme.
Contexte
Le spécialiste du conseil en immobilier d’entreprise CBRE consacre son livre blanc 2021 intitulé Nouvelles aspirations, nouveaux modèles aux changements de la décennie à venir en matière de commerce. Cette étude y souligne entre autres la fin du mass market et la nécessité de repenser l’ensemble de la chaîne de production et de distribution. Autre enseignement, l’émergence du magasin augmenté qui retrouvera une place stratégique dans le parcours omnicanal, dans un contexte où l’e-commerce est confronté à des effets de plafonnements en l’absence de relais physiques. La digitalisation rend le besoin d’interactions physiques plus sélectif et choisi. « Le magasin sera donc ce nouveau lieu des services, de la proximité, mais aussi celui de l’instantanéité et de l’immédiateté, souligne CBRE. La crise sanitaire que nous traversons actuellement renforce, en effet, les préoccupations visant à supprimer les contacts jugés inutiles, lors du paiement notamment, ou à optimiser le temps d’achat/déplacement. Pour y répondre, les technologies qui vont se déployer en boutiques seront donc d’abord dédiées à la facilitation et au confort du parcours, plus qu’à l’effet “waouh”. Il s’agit avant tout de limiter les irritants qui font obstacle à la transformation de l’intention d’achat, en permettant l’autonomisation du client sur les dimensions purement fonctionnelles : information en ligne sur les stocks disponibles en magasin pour éviter les déplacements inutiles, réduction ou suppression des temps d’attente en caisse ou en cabine grâce aux files d’attente virtuelles ou aux solutions scan&pay, possibilité de commander sur place les articles indisponibles… »