Villeroy & Boch, acteur majeur de l’industrie de la céramique, a annoncé le 24 octobre dernier avoir
Dossier
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« Les détaillants sont à l’aube d’une remise en question phénoménale de leur métier »
Des changements profonds dans les usages des consommateurs, une évolution majeure et structurelle de l’offre, un commerce de demain à réinventer… Thierry Villotte, président de la Confédération des arts de la table, décrypte pour Offrir International les événements qui ont marqué la filière durant ces 70 dernières années et partage sa vision des perspectives qui se dessinent progressivement.
Offrir International : Quel regard portez-vous sur les évolutions qu’a connues la filière au cours de ces sept dernières décennies ?
Thierry Villotte : Pour analyser un secteur, il convient toujours de prendre pour point de départ les changements chez le consommateur. En l’occurrence, ces 70 dernières années se sont révélées fort denses pour le marché des arts de la table, avec un moment clé : les événements de mai 1968. Ceux-ci ont en effet provoqué une rupture majeure qui s’est déclinée durant des décennies. Pourquoi ? En raison de l’émancipation de la femme qui commence à travailler. Et celle-ci, quand elle rentre chez elle et prépare le repas, a besoin de choses simples : cela se traduit dans sa manière de cuisiner mais aussi sur la table. Avant Mai 68, l’art de la table est extrêmement codifié, puis s’extraie peu à peu des codes à partir de la fin des années 1960 pour devenir un élément de décoration.
La façon de dresser la table devient un mode d’expression de la femme qui s’affranchit progressivement du côté hyper statutaire et uniforme précédemment de mise, pour aller vers le mix and match par exemple. C’est bel et bien cette mécanique de la demande consommateur qui s’est révélée la plus radicale dans tout ce que notre filière a traversé ces dernières décennies, avec une déclinaison sur de multiples aspects, tels que la fin du repas formel et l’apparition du brunch, de l’apéritif dinatoire, etc. : la table n’est plus une obligation mais un des plaisirs qui permettent à la femme de se réaliser.
Ce phénomène s’accompagne d’une évolution technologique au profit des femmes justement : l’arrivée du lave-vaisselle dans les ménages modifie aussi radicalement la donne puisqu’il est impossible d’y mettre le cristal ou la vaisselle cuite à petit feu avec un filet or ou platine, etc.
Cela paraît incroyable en 2024, mais cette innovation a généré une disruption majeure dans l’art de la table. De même, la taille des logements diminue et la cuisine ouverte apparaît, faisant évoluer la façon de prendre les repas : en effet, on n’imagine mal dîner dans des assiettes de type Marie-Antoinette sur un comptoir de cuisine ouverte. Enfin, autre événement majeur pour notre profession dans la lignée de Mai 68, l’érosion de l’institution du mariage qui a, pas à pas, finit par sonner le glas de la liste de mariage au début des années 2000.
Or c’était la poule aux œufs d’or de la filière, puisque les détaillants vendaient ainsi des produits haut de gamme à plein tarif. Son effondrement a brisé la dynamique de notre marché avec de nombreuses conséquences sur le réseau de distribution et l’offre produits. Dans ce tableau, Mai 68 a donc été l’élément déclencheur d’un mouvement qui s’est étoffé durant plusieurs décennies, toujours dans cette logique de la libération de la femme, de l’affranchissement de ce qui était considéré comme des carcans (codes de la table, mariage, etc.), avec un impact sur les problématiques de distribution et d’offre.
Quelles en ont été les conséquences pour les marques et les détaillants ?
Les marques ont cherché à s’adapter à ces changements et, à mes yeux, bénéficié de deux éléments majeurs à cette période-là. D’une part, de nouveaux matériaux et de process a permis de répondre à cette demande nouvelle pour des produits plus démocratisés. L’introduction de l’acier inoxydable en est la parfaite illustration, avec l’essor de Degrenne dans les années 1960 à 1980. Nous n’avons plus à l’esprit qu’avant les années 1950, les couverts étaient en fer blanc ou en argent. La logique de Guy Degrenne avec le lancement de ses couverts était de démocratiser l’art de la table : ses produits, accessibles en termes de prix, simples à vivre et compatibles avec le lave-vaisselle, arrivent assez rapidement dans les foyers. L’acier inoxydable révolutionne également les ustensiles de cuisson, jusqu’alors en cuivre, en tôle ou en en acier bleu, sans parler de l’apparition des revêtements antiadhérents !
Le même phénomène s’observe dans la vaisselle avec l’émergence du grès qui compose toujours largement l’offre d’entrée de gamme. Ce matériau n’est pas sans inconvénient (on peut le teinter dans la masse mais on ne peut pas y apposer de décor) mais il répond aux besoins du quotidien avec des prix hyper abordables. D’autre part, la porcelaine connaît une grande révolution avec l’arrivée du pressage isostatique qui permet d’obtenir toutes les formes plates imaginables (carré, rectangle, octogone, etc.) et de sortir du code selon lequel l’assiette doit être ronde. Difficile à imaginer aujourd’hui tant la diversité des formes est grande sur les tables ! C’est un autre exemple de l’adaptation des marques à l’évolution des usages des consommateurs, et de leur amplification.
Enfin, il faut citer bien entendu la mécanisation extrême des process qui a permis d’obtenir des volumétries importantes avec des prix plus bas, toujours dans une logique d’accessibilité. Parallèlement et plus tardivement, l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce en 2001 bouleverse radicalement le marché, notamment au moment où la liste de mariage décroît. C’est une période de mondialisation extrême, au cours de laquelle le transport est peu coûteux et la parité de change euro-dollar extrêmement favorable aux Chinois (1,60 en 2007-2008) qui prennent ainsi des parts de marché colossales avec une offre massive de produits assez simples et s’installent durablement dans le paysage des arts de la table, marquant le début du déclin de toutes les marques européennes en retail spécialisé.
Un autre événement a conduit à une redistribution magistrale des cartes en matière de distribution : l’émergence des grandes surfaces alimentaires (GSA) comme intervenant majeur du secteur de l’art de la table, avec des produits du quotidien correspondant aux attentes des consommateurs. La création de Carrefour en 1963 qui est la première GSA, a pour point de départ le fait de proposer tout sous le même toit, y compris l’art de la table. Carrefour a d’ailleurs longtemps été le plus important client de Guy Degrenne qui était à l’origine et naturellement une marque de grande distribution, puisque la stratégie de l’un et de l’autre consistait à démocratiser l’art de la table. Un peu plus tard, au début des années 1980, les grandes surfaces spécialisées (GSS), telles qu’Ikea, investissent aussi ce créneau dans la même logique, prenant à leur tour des parts de marché gigantesques sur un marché des arts de la table qui était certes dynamique, mais où la distribution sélective était la seule.
Ce rebattage des cartes phénoménal anéantit le monopole de cette dernière qui a pu un temps compter sur la liste de mariage mais avec le dénouement que l’on connait. L’e-commerce en revanche reste toujours relativement marginal sur notre catégorie, car il y a encore beaucoup de freins à l’achat (fragilité, rapport assez complexe au produit avec un besoin de toucher, de soupeser, etc.), mais ceux-ci finiront par se lever. Actuellement, Internet est davantage un accompagnateur de l’acte d’achat en tant qu’outil de recherche, qu’un canal de vente.
De nombreux commerces spécialisés se sont par conséquent diversifiés avec la distribution d’articles culinaires, en réaction à l’effondrement de la liste de mariage et la montée en puissance des GSA/GSS, en allant naturellement vers cet univers cohérent avec l’usage des consommateurs de plus en plus nombreux à adopter la cuisine ouverte. Ils n’hésitent plus à choisir des produits permettant à la fois de cuisiner, cuire et servir : la barrière entre la cuisine et la table disparaît ! Cela n’échappe pas à ces commerçants qui s’emparent d’un segment en progression, stimulé par les émissions culinaires, pour trouver un substitut à la perte de chiffre d’affaires de la liste mariage.
A fortiori quand de nombreux usages s’effilochent pour aller vers toujours plus de simplicité : les émissions telles que Top Chef ont imprimé au grand public que l’on sert à l’assiette quand on reçoit ses invités, signant la fin des soupières, plats creux et autres pièces de forme qui sont d’ailleurs les plus chères. Autre exemple avec l’essor des machines à café qui estompe progressivement les cafetières, etc. De même, les couverts à poissons se font de de plus en plus rares, y compris dans les restaurants haut de gamme. Ce n’est pas anodin car ces objets étaient une façon pour les marques proposant de nombreuses références de se différencier. La fin de ces produits spécifiques abaisse la barrière à l’entrée et permet à de multiples acteurs de s’implanter sur la catégorie des arts de la table. Le panorama de ces 70 dernières années regroupe donc des bouleversements gigantesques qui ont considérablement tiré notre marché vers le bas, et je ne suis pas certain qu’il n’y ait jamais eu une époque en comportant autant en aussi peu de temps.
Quelles perspectives se dessinent aujourd’hui pour la filière des arts de la table ?
Compte tenu de l’ensemble de ces changements, je trouve remarquable que la majorité des marques françaises se soient adaptées et soient toujours présentes. Mais cela les a malheureusement appauvries. Une entreprise confrontée à de tels bouleversements doit investir, développer d’autres produits, réduire ses effectifs, voire parfois fermer des usines, importer de nouvelles références pour compléter ses gammes... Avec une lourde conséquence à long terme : rares sont celles qui ont aujourd’hui les moyens de communiquer sur leur marque. Or une marque qui ne le fait pas finit par disparaître. La communication est donc un sujet clé, mais coûteux.
Quand Degrenne s’est développé et a déployé dans les années 1980 sa célèbre campagne du cancre, la publicité à la télévision n’était pas chère. Aujourd’hui, les mêmes opérations de communication seraient hors de prix ! En 2024, Arcoroc, Degrenne ou Villeroy & Boch sont encore connus des personnes qui ont un certain âge grâce à leurs publicités de l’époque, en revanche les jeunes générations ne les connaissent pas, et l’enquête de notoriété conduite en 2023 par Francéclat l’a bien mis en évidence (N.D.L.R. : voir le Guide des marques n°1, mars 2024, en pages 5 à 13). Néanmoins, les entreprises de la filière ont eu le flair d’identifier deux segments de marché avec lesquels elles ont une dynamique forte.
Le premier est la restauration, dans un premier temps sous l’impulsion des chefs, puis de toute la profession qui a bien compris que l’art de la table fait partie de l’expérience gastronomique : il y avait là une planche de salut qui a effectivement stimulé le marché. Le second est l’international, et pour les marques françaises, c’est presque plus facile que dans leur propre pays : le besoin de communiquer est en effet moindre à l’export puisque c’est le made in France qu’elles vendent. Chaque marque effectue certes un travail méticuleux sur les territoires investis, mais fondamentalement le consommateur étranger achète la France, Limoges pour la porcelaine... C’est vrai en Chine, aux Etats-Unis, au Japon, en Corée du Sud qui sont des pays fascinés par la culture française. Pourtant la notoriété de nos marques d’art de la table à l’international est très faible, à l’exception peut-être de quelques-unes.
Dans le futur, il me semble que la relation au consommateur va beaucoup évoluer et c’est un facteur positif, à condition que les différents intervenants (distributeurs, marques, etc.) s’en emparent bien. Même un détaillant indépendant pourra mener des opérations marketing très pointues grâce à l’intelligence artificielle et aux réseaux sociaux : c’est un atout pour renforcer un lien, et retenir dans son magasin ou autour de sa marque un consommateur qui aujourd’hui papillonne énormément en matière de lieux d’achat. Telle sera la grande évolution des années à venir, dont l’intelligence artificielle sera un facteur clé. Le chemin sera certes long voire difficile, mais une porte de sortie sera aussi de faire du build up pour créer des groupes plus puissants, ce qui n’est pas simple car coûteux. Mais notre filière a besoin de sociétés plus étoffées pour avoir des forces de frappe plus importantes.
Communiquer est cher, donc il faut une taille critique qui est aujourd’hui, à l’échelle internationale ou européenne, très élevée. Cela ne condamne pas les petites sociétés qui sont sur des niches. En revanche, il semble à moyen et à long termes impossible d’être un très petit acteur sur une offre mainstream. Et pour la distribution, la montée en puissance de la RSE fera qu’un jour nous ignorons quand se traduira par moins d’achats de produits neufs mais davantage de services autour des produits. Seconde vie, location, etc. se multiplieront et nous sommes encore loin d’imaginer ce que cela peut devenir. Ce qui se dessine, c’est qu’une partie de la valeur aujourd’hui créée chez les fabricants se déplacera chez le détaillant. Ce dernier devra muter en se disant “je n’existe pas seulement pour vendre du produit de première main mais pour répondre à un besoin d’un consommateur” qui peut s’exprimer pour l’organisation d’une réception chez lui, par exemple.
La boutique devra être capable de louer la bonne quantité de vaisselle, mettre en relation avec un chef pour préparer le repas, etc. C’est de la création de valeur pour le magasin, au détriment des marques puisqu’il n’y aura pas de vente de produits de première main, mais je pense que les retailers qui anticiperont cela auront un avantage majeur. Ils sont à l’aube d’une remise en question phénoménale de leur métier. Même si tout cela reste encore nébuleux, le marché n’étant pas encore mûr, ce sera une évolution majeure. L’univers de l’art de la table a un capital sympathie incroyable qui fait rêver les Français, même s’ils sont confrontés à la question du prix. Les Français aiment toujours inviter à table, partager autour d’un repas. Le retail est donc au seuil d’une vraie révolution dans les années à venir.
Celle-ci ne s’opérera pas en quelques jours mais il est certain que le modèle économique actuel de la distribution spécialisée est à remettre en question pour aller chercher et relancer le client, et là c’est tout le marketing avec l’aide de l’IA qu’il faut mobiliser pour mettre en place une offre de services. En tout cas, la dernière chose à faire est de baisser les bras. Bien au contraire, s’intégrer à des groupes de partage de bonnes pratiques ne peut que se révéler positif pour faire évoluer son commerce. Et ne pas hésiter à actionner les leviers mis à disposition par le collectif : Francéclat propose toujours la subvention Digi 1000, une aide à la digitalisation pour les distributeurs spécialisés, et désormais Décarbo 1000, pour accélérer les projets de décarbonation (lampes LED, isolation, etc.), avec prochainement la mise en place de webinaires faisant témoigner des détaillants ayant déjà recouru à ce dispositif afin d’encourager ceux qui hésitent à franchir le pas.
« Nous disposons désormais d’un choix fabuleux d’art de la table »
A l’occasion de la publication cette année de son dernier ouvrage intitulé Savoir-vivre, Comment recevoir à la française, Jacqueline Queneau, historienne des arts de la table, dresse pour Offrir International un panorama des grandes évolutions stylistiques qui ont marqué ces dernières décennies.
Quelles sont selon vous les évolutions les plus remarquables de ces 70 dernières années ?
Cette période a été extrêmement riche en termes de styles et de matières. La mode est notamment passée de la faïence dont la terre est blanche, à la couleur et aux décors sur la vaisselle, notamment avec la marque Arcopal à la fin des années 1950 qui s’est installée dans de nombreux foyers. Ce foisonnement de propositions nouvelles a profondément fait évoluer l’art de la table. Aujourd’hui, ce qui est intéressant, c’est que les gens ne se sentent plus obligés de respecter les traditions même si celles-ci perdurent dans certaines familles avec la liste de mariage, son service en porcelaine et ses cristaux, etc., mais celle-ci s’est perdue, souvent au profit des voyages. Les jeunes générations privilégient majoritairement la vaisselle à prix abordable mais gaie en termes de motifs, de formes et de couleurs. Toujours présente, l’assiette ronde en côtoie d’autres de toutes formes (ovales, carrées, rectangulaires, etc.), permettant de dresser des tables très différentes de celles des années 1950 qui s’inscrivaient dans la tradition des siècles précédents. Du côté des couverts, l’acier inoxydable a également révolutionné la table et s’est très largement répandu dans les ménages grâce à sa facilité d’entretien et de sa compatibilité avec le lave-vaisselle, avec pour conséquence une perte des achats en argenterie (argent massif ou métal argenté) dont les consommateurs ne connaissent plus ni l’usage ni l’entretien. Ils choisissent désormais l’inox, à juste titre car les fabricants ont très bien su suivre les modes avec des formes très apurées et originales, avec une proposition composée de matériaux modernes permettant de créer des tables belles et pures.
LES SECRETS DE LA “FRENCH ÉTIQUETTE”
L’ouvrage Savoir-vivre : comment recevoir à la française (parution : janvier 2024) de Jacqueline Queneau est un guide complet qui permet de maîtriser les codes de l’art de recevoir à la française, partant du principe que la connaissance des usages permet l’aisance en toute circonstance, que ce soit dans le cerclé privé ou professionnel. Ce livre explore ainsi tous les aspects de l’organisation d’un repas, de l’invitation initiale jusqu’au détail du service. Savoir-vivre, Comment recevoir à la française, Éditions de la Martinière, 352 pages, 17,90 €.
Les consommateurs dressent également des tables très hétéroclites depuis une trentaine d’années, la mode des vide-greniers et de la brocante étant également passée par là, rendant possible à moindre cout de créer une table à thème (par exemple, en choisissant seulement des objets divers en faïence bleue). Les créateurs l’ont bien compris et ont commencé à imaginer des services très colorés dans lesquels se retrouvent une multitude de teintes différentes. C’est également le cas de la verrerie. Si la couleur dans le verre existe depuis le XVIIIe siècle, avec la tradition des pays de l’Est qui produisaient des cristaux colorés et gravés dans la masse que les grandes maisons ont fait perdurer, elle s’est démocratisée dans les verres du quotidien il y a une trentaine d’années, au point qu’il existe désormais une large proposition de verres passionnants à des tarifs variés. Et si en 2024, le service qui se garde à vie n’existe plus sauf chez certaines familles où persiste un souci de réception, nous disposons aujourd’hui d’un choix fabuleux d’art de la table qui n’existait pas il y a 60 ans !
Parmi ces changements, lequel retient le plus votre attention ?
L’évolution des formes, dues aux chefs cuisiniers qui ont beaucoup travaillé, avec les porcelainiers en particulier, pour adapter les assiettes au contenu, est remarquable. Les chefs ont en effet demandé à de nombreuses manufactures, de porcelaine notamment, de créer assiettes adaptées pour leurs plats fétiches. C’est ainsi que sont nées les assiettes rectangulaires pour les asperges, par exemple. L’illustration la plus évidente est l’assiette à risotto qui est une merveilleuse conception, bien plus avantageuse que l’assiette plate pour cette spécialité puisqu’elle permet de servir la quantité juste sans que le plat refroidisse.
Quel est l’assortiment d’art de la table idéal ?
L’exercice est difficile aujourd’hui. Il est important de garder le côté traditionnel car il y a toujours des clients en recherche de produits classiques tels que la porcelaine et les cristaux, mais pour le magasin qui souhaite se rapprocher des jeunes consommateurs, il est intéressant de créer des tables et des vitrines gaies, colorées, avec des produits à des prix accessibles, car pour eux l’art de la table est certes un plaisir, mais un plaisir éphémère, et non un investissement. Le service de table se rapproche de la mode : il faut suivre la tendance, avec du renouvelable à moindre coût. Les jeunes consommateurs ne veulent plus du service pour la vie mais sont plus dans l’idée “d’une fois” : lorsqu’ils reçoivent, ils marquent le coup en dressant une table originale, parfois en fabriquant leur nappe eux-mêmes avec du tissu acheté au mètre, et la fois suivante, ils imaginent autre chose !
« Les acteurs qui réussiront à réconcilier le passé et l’avenir tireront leur épingle du jeu »
En 70 ans, nos modes de vie, nos goûts et nos valeurs ont subi de profondes transformations. De la rigidité des conventions des années 1950 à la fluidité des tendances actuelles, notre rapport à la mode, à la consommation et au temps a été radicalement modifié. Exploration avec Vincent Grégoire, directeur consumer trends & insights de NellyRodi.
Offrir International : En tant qu’observateur de l’évolution
des tendances, quels sont selon vous les changements les plus
marquants qui ont façonné notre société et nos modes de
consommation durant ces 70 dernières années ?
Vincent Grégoire : Tout d’abord, je remarque que la perception de l’âge a évolué : quelques décennies plus tôt, l’âge de 70 ans était considéré comme avancé. Aujourd’hui, c’est perçu comme un bel âge, évocateur d’une belle maturité, d’une certaine qualité de vie… Cela ne paraît pas vieux et serait presque entraînant. D’ailleurs, les personnalités de cet âge-là sont toujours charismatiques : Oprah Winfrey, Brigitte Macron, Jean-Louis Aubert, par exemple. Cet âge, finalement, semble être le début d’une nouvelle vie. Mais ce que je trouve particulièrement marquant dans ces 70 dernières années, c’est l’accélération du rapport au temps dans les tendances : les évolutions s’amplifient et s’additionnent depuis les années 1980.
En 70 ans, beaucoup d’innovations, en électroménager par exemple, ont amélioré le quotidien. Certes nous nous sommes créés de nouvelles contraintes, mais la quête d’affranchissement, de liberté, d’autonomie, d’indépendance, de liberté est incontestable. De plus, dans les années 1950, 1960, 1970, les tendances étaient relativement cadrées, conventionnelles, avec la forme, la couleur, le motif, le créateur de la saison. Tout cela était presque un peu autoritaire, avec une tendance fédératrice tous les six mois.
Depuis les années 1980 et la période postmoderne, il y a un éclatement, une mosaïque de propositions, d’abord avec trois ou quatre sous-tendances (une traditionnelle, une plus expressionniste, une plus émotionnelle et une plus “raison”), au point désormais d’en avoir pratiquement une par semaine. Cela peut nous perdre car il faut choisir dans cet immense faisceau de possibles, ce qui nécessite d’avoir trouvé sa propre identité. Mais cette multiplicité des références permet aussi à chacun d’exprimer son style et sa personnalité. Aujourd’hui les choix s’opèrent davantage en fonction de chacun plutôt que d’une convention, un moule dans lequel il faut entrer. C’est à mes yeux quelque chose de très important.
Quels sont les facteurs qui ont contribué à cette démultiplication des tendances ?
En 70 ans, un changement d’état d’esprit s’est opéré : avant l’idée directrice était “c’est pour longtemps” avec des systèmes qui n’étaient pas remis en cause. La montée des quêtes alternatives s’est produite avec la prise de conscience que rien n’est immuable, que tout peut être remis en question. Si avant nous étions sur le matériel, aujourd’hui nous tendons à nous en affranchir : nous nous allégeons dans une quête un peu illusoire de liberté mais en entretenant d’autres rapports au temps. Mais cette accélération trouve surtout sa cause dans les réseaux sociaux avec une montée en puissance du digital et des nouvelles technologies qui bouleversent le monde. Cherchez “tendance” sur TikTok, vous en trouverez 500 ! Aujourd’hui, tout est “core” : cottagecore, corpcore, gorpcore, normcore, squatters core… Celles-ci peuvent être arrêtées par un choc tel qu’une pandémie, ce que nous avons vécu, mais avec un redémarrage encore plus fort. Il y a eu les Trente Glorieuses, suivies des trente “piteuses” et aujourd’hui, nous entrons dans les trente “ingénieuses” : l’heure est à la recherche de solutions alternatives car c’est la fin de l’abondance et des ressources illimitées. Nous devons remettre en question notre société de consommation et l’idée de croissance infinie. Et s’il est certain que l’absence d’évolution conduit à régresser, aujourd’hui la question est de savoir comment évoluer. Il n’est plus possible de consommer, distribuer et communiquer comme avant. Mais comment le faire de façon plus éthique ? Nous n’avons pas encore la réponse. Certains prônent la déconsommation, d’autres l’alterconsommation avec la circularité, d’autres la régénération, la location, le prêt, le don… Il n’existe plus une voie toute tracée, mais la possibilité d’opter pour l’une ou l’autre des solutions au gré de ses envies, et cet éventail de possibilités est particulièrement intéressant.
Quels sont les impacts sur notre rapport à la consommation ? Quelles sont les conséquences sur les marques et les retailers ?
J’ai l’impression qu’il y a une désacralisation du matériel, de l’objet. Le service de table l’illustre particulièrement bien : avant les ménages achetaient des services complets qui arboraient un seul motif, un seul modèle, tout était assorti et c’était figé dans le temps car il fallait répondre à des normes, des références très codifiées. Puis ils ont commencé à s’amuser avec les couleurs, à dépareiller, à imaginer de nouveaux coordonnés… Avant on disait : “ça ne se fait pas”. Aujourd’hui on dit “pourquoi pas ?”. L’art de la table est donc considéré différemment et aujourd’hui la tendance a un fort accent sur l’alternative, le mélange (objets non assortis, produits chers avec de l’entrée de gamme), l’introduction de fantaisie, et l’invention de nouvelles conventions. Et si vous n’êtes pas dans cette décontraction, vous n’êtes plus dans la tendance, ce qui crée finalement d’autres diktats.... C’est pour cela qu’il y a une recherche sur les objets porteurs de charges affectives fortes, qui racontent des histoires, avec des clients qui veulent savoir qui est le designer ou d’où vient l’objet acheté en brocante… S’il est brisé, on fait un kintsugi pour lui donner une 2, 3, 4 5e vie... Nous sommes passés d’une configuration figée à la désacralisation de l’objet pour arriver à un retour à la quête de sens… tout en continuant à chahuter les conventions ! Et à l’aube de cette ère des trente “ingénieuses” portée par les nouvelles technologies, il en résulte moins de verticalité, et plus d’horizontalités : n’importe qui pourra faire appliquer sur une assiette un motif qu’il a photographié avec son smartphone et se faire ainsi créateur. Cette nouvelle énergie désacralisante redonne aussi du sens, ce qui est extrêmement bénéfique : l’offre cadeau évolue en raison du souhait des consommateurs d’offrir quelque chose qui a du sens, selon la personnalité du destinataire, quitte à faire du DIY ! On y met plus de cœur alors qu’avant il convenait de répondre à des règles : tel type de cadeau pour une femme, tel autre pour une personne d’un certain âge… Désormais il y a une dimension plus humaine, plus sensible, peut-être à cause de la place croissante de la technologie dont nous craignons qu’elle prenne le contrôle et soit invasive, voire précipite la fin de l’humanité.
Comment réconcilier l’hyper technologie d’une part, l’hyper tradition d’autre part ?
Selon moi, les deux sont complémentaires. On oppose souvent la main et la machine mais l’artisan travaille encore mieux avec des machines et ces dernières ont besoin d’une créativité et d’une émotion plus artistique : le moteur a besoin de carburant. L’intelligence artificielle est une assistance qui aide à aller plus vite et ne s’oppose pas à l’artisan qui a aussi besoin des nouveaux médias de communication pour se faire connaître. Il y a de nombreuses opportunités pour imaginer la suite des événements parce qu’il y a des réalités, telles que la gestion des ressources, dont il faut tenir compte et trouver des solutions. Du temps du règne de la liste de mariage, louer de la vaisselle ne serait venu à l’idée de personne. Maintenant, c’est entré dans les mœurs. La tradition et la technologie produisent des accouplements très fertiles pour inventer de nouvelles normes. Cela s’installe de plus en plus dans les pays de culture occidentale. C’est moins vrai pour les pays orientaux, à l’heure d’une lutte d’influence entre extrême Orient et extrême Occident. Aujourd’hui il y a urgence à réconcilier ces paradoxes, ainsi que les générations.
Comment les fractures générationnelles peuvent-elles être réconciliées ?
Les quatre grands challenges de l’époque sont le choc des intelligences, le retour de la lutte des classes, le dérèglement climatique et le désordre démographique. Pour l’heure en Occident, il y a plus de personnes âgées que de jeunes. Les “boomers” sont encore les maîtres du jeu, et ce n’est pas parce que les jeunes maîtrisent les outils numériques qu’ils ont le pouvoir. Ce qui les fascine, c’est de recréer du lien avec les plus âgés. Le styliste Simon Porte Jacquemus l’illustre bien en faisant de sa grand-mère l’égérie de sa marque. L’enjeu aujourd’hui est la réconciliation : entre les générations, la ruralité et l’urbanité, l’Orient et l’Occident, le réel avec le virtuel… Les boomers sont encore sur monde matériel, dans l’idée de thésauriser : ils possèdent des biens immobiliers, les voitures, etc. En face, il y a une jeune génération qui dématérialise, qui achète et revend, loue, dans l’idée de fluidité voire d’éphémère. Les ponts entre ces générations sont particulièrement intéressants : il y a une fascination de la GenZ pour les personnes âgées qui vieillissent bien, qui sont “cool” parce qu’ils ont une multitude de choses à leur apprendre. Dans les tendances que nous observons, beaucoup de “jeunes” plébiscitent des tendances de “vieux” et inversement : old money, quiet luxury, look papy/mamy cool, cordons de lunettes, cardigans, macramé, etc. Autant de symboles de maturité, d’expérience et de reconnaissance adoptés par la jeune génération qui a du mal à trouver sa place, malgré son audace phénoménale, sans doute due à l’éducation positive qu’elle a reçue. Or, le passage de l’enfance à l’âge adulte ne fait plus l’objet d’éléments de transition (tels que le mariage, le service militaire, etc.). Raison pour laquelle les jeunes sont dans la recherche de frictions voire dans les addictions, dans une époque où il y a une culture de l’adolescence qui se stretche et qui dicte de ne pas vieillir… Alors que le vrai sujet, c’est de bien vieillir. Les jeunes générations recherchent des safe spaces tout en essayant de s’en affranchir : il leur faut avoir les codes de leur communauté au sein de laquelle il faut tout de même cultiver sa propre identité. Par exemple, à l’intérieur du schéma traditionnel, il y a les “tradi” purs, les “tradi” cool, les “tradi” bohème… Des tas de variations s’insèrent dans un même courant. Et cela s’en ressent : les tendances qui étaient jadis dictées par la mode, le sont désormais par le lifestyle. On les retrouve dans les fleurs, dans l’assiette, sur l’assiette, les voyages… De plus les tendances naissaient de l’“artistocratie” (l’élite, les intellectuels, etc.) dans un mouvement hyper vertical. Désormais elles jaillissent de toutes part, voire de la contre-culture. Pour que la greffe prenne, cela doit correspondre à un contexte économique, spirituel, environnemental et à un instant T, dans une époque où les choses vont très vite. C’est très difficile pour les commerçants qui ont parfois l’impression d’avoir toujours un train de retard, d’où le paradoxe actuel sur le marché entre des produits totalement intemporels et la couleur du moment, le graphisme du moment, etc.
Quelles sont les prochaines grandes tendances qui se dessinent ?
Incontestablement, ce sont l’alterconsommation et la quête de responsabilité. Les consommateurs se rendent comptent que leurs placards sont pleins, qu’ils accumulent et possèdent trop de choses… Je ne prône pas la déconsommation mais il est certain que nous consommeront autrement, avec des choix différents : en surcyclant, en louant, en prêtant, en gérant les ressources, en cocréant… Nous allons trouver des solutions de consommation, de création et de distribution qui tourneront beaucoup autour de l’alternatif. L’art de la table sera envisagé autrement dans ce mouvement. Et il y aura des arts de la table où ce ne seront plus des fabricants qui imposeront un modèle ou qui choisiront une collaboration mais le client qui sera aux commandes. En amenant par exemple un fichier numérique chez un imprimeur de coin de rue où il y aura des matrices d’assiettes, de bols etc. et une machine tatouera son tatouage ou le motif qu’il aura imaginé : le consommateur deviendra le créateur et le curateur de son projet. Cela existe déjà mais cela va se développer.
Comment les acteurs de la filière peuvent-ils opérer cette transition ? Quelles conséquences en termes d’image de marque ?
C’est parce que ces changements sont en marche qu’il importe de redonner du sens. Les marques qui sont juste dans la fabrication et non plus dans la création perdront pied. Elles ne doivent plus seulement créer du prix mais produire de la valeur et de vraies propositions créatives qui devront se réaliser avec le client qui voudra diriger son projet. D’ailleurs, cela s’observe déjà dans les grandes surfaces de bricolage. Ainsi, un porcelainier par exemple devra avoir aussi bien une unité de cocréation/coproduction avec les clients, de la seconde main, de temps en temps une série ultra limitée et très sculpturale, ainsi que des produits tout venant… Il faudra fournir un panel de réponses à différentes possibilités qui créent de la valeur et réenchantent le produit. Les marques qui ne le feront pas disparaîtront. C’est darwinien. D’où la nécessité de surprendre et de proposer aussi du service : organisation de repas, location, cours de savoir-vivre… Le produit restera le cœur du sujet mais ne suffira plus, il faudra un catalogue de services. Pour cela, les marques devront se réapproprier la création, la distribution et la communication. C’est l’évolution de la consommation. D’ailleurs la mode et le luxe en particulier ont déjà entamé cette révolution : seconde main, produits cocréés, sélection vintage, possibilité de ramener des produits en vue de leur rachat ou surcyclage, articles que le client finit d’assembler lui-même ou qu’il peut acheter en patronage, accès à des services de coaching personnalisé et de personal stylist... Les arts de la table doivent aussi prendre ce chemin ! Ce n’est pas parce que vous êtes une marque de tradition avec un patrimoine que tout est gagné. La façon dont les DNVB (telles que Tediber, Bonsoirs dans la literie) ont changé la donne le montre bien. Par exemple, Bonsoirs, spécialiste du linge de maison propose désormais des pyjamas, et pourquoi pas demain des cours de sophrologie pour améliorer le sommeil ou des préparations à base de mélatonine, ou des lampes de luminothérapie ? Et surtout ils ne cantonnent plus au virtuel et ouvrent des boutiques, parce que cela répond à un besoin consommateur. Pour les arts de la table qui n’en sont qu’au début de leur révolution digitale, c’est la même mécanique : pourquoi ne pas avoir un espace à louer pour organiser des événements, par exemple ? La démarche implique de se recentrer sur des valeurs, une personnalité, d’être sur une mono-identité en travaillant en profondeur les services : personnaliser, cocréer, donner accès à des cours pour dresser une table, un service pour vous aider à faire du tri dans vos placards, etc. ; donner une nouvelle jeunesse à la vaisselle ancienne en lui apposant un nouveau décor… Certes ce sont des modèles économiques très complexes mais le consommateur veut de la valeur, de l’engagement, du style, un état d’esprit et non plus seulement le produit. Il peut aussi avoir des postures de refus du digital, avec uniquement un espace physique où le consommateur doit faire l’effort de se rendre : un concept très radical où la marque/le commerçant génère du désir via l’hyperconfidentialité. C’est ce que font par exemple les bijoutiers. Si le modèle fonctionne, il est extrêmement rentable. Mais il faut préalablement créer une très forte désirabilité et accepter l’idée qu’il existe des consommateurs qui ne s’adaptent pas aux conditions contemporaines.
Comment négocier la transition pour les acteurs de milieu de gamme ?
C’est sans doute pour cette catégorie-là que ce sera le plus compliqué. Dans la mesure où il y a déjà une mission de réenchantement des arts de la table et de la notion de cadeau à mener de manière générale, il faudra que les acteurs positionnés sur le milieu de gamme apportent de l’humain, réenchantent l’espace physique et numérique. La jeune génération a moins le goût de l’apparat, de la mise en scène, il faut donc l’éduquer et lui donner envie de découvrir la mise en scène en tant que possibilité d’expression, avec le bon collaborateur et le bon réseau d’influence. A l’heure où le prix moyen d’une nappe tourne autour de 15 €, comment en vendre une à 150 € sans avoir redonné le goût du beau, de la théâtralité, de l’entertainment et sans expliquer le savoir-faire qu’il y a derrière ? C’est vrai aussi pour le linge de lit ! Le jour où Tibo InShape embarquera la jeune génération sur la réalisation d’un joli lit ou d’un dîner, cela suscitera probablement des envies !
La communication autour de la RSE est-elle un levier efficace ?
Pas vraiment car la RSE est présentée comme culpabilisante, punitive. Ce n’est pas festif et, par-dessus tout, c’est plus cher. Or nous sommes aujourd’hui dans une logique de pouvoir d’achat. A moins de présenter la RSE comme une récompense, un bénéfice. Ok, la vaisselle durable c’est cool, mais à partir de cette base, enchaîner sur la façon de l’accessoiriser pour qu’elle raconte toujours des histoires nouvelles ! La jeune génération est dans le scroll permanent, il lui faut sans cesse des réels, du nouveau, mais en revanche elle cherche des idées. Les marques et les enseignes adoptent une posture de société de production, de curation et de pourvoyeuses d’idées. Oui c’est un autre métier, oui c’est cher, oui c’est de l’investissement ! Mais vous proposez les bons produits. C’est ce que fait le luxe. Les marques et les magasins qui réussiront à réconcilier le passé et l’avenir tireront leur épingle du jeu. A l’avenir il y aura forcément de la RSE, de la santé, de la technologie, de l’esthétique et de l’IA dans la proposition. Il ne faut pas avoir peur de créer des oxymores qui réconcilient les contraires, et de se réapproprier le French twist, d’oser, au risque que d’autres marchés ne nous volent la vedette. Du beau, du bien, du bon et du bio !