Du 5 décembre au 12 janvier prochains, La Romaine Éditions prend ses quartiers à l’Hôtel des Académi
Dans son restaurant parisien trois étoiles au Guide Michelin installé au sein de la Monnaie de Paris, Guy Savoy a choisi de déployer totalement le concept d’art de la table. Rencontre.
Quelle est votre conception de l’art de la table, et comment celle-ci contribue-t-elle à l’atmosphère de votre restaurant ?
Guy Savoy : Je veux un environnement, pas un décor. Une oeuvre d’art se suffit à elle-même. Nous ne décorons pas les tables et n’y disposons que le nécessaire. En revanche, à l’exception des couverts (hormis les couteaux dessinés par le designer Bruno Moretti), tous les objets qui s’y trouvent sont créés par des artistes. Dans le décor imaginé par Jean-Michel Wilmotte comme une antre, la table s’anime et le regard est attiré vers l’extérieur. L’aménagement doit être capable de rester en retrait pour laisser voir ce que l’on veut mettre en avant. Il faut donc se méfier des “décors décoratifs”.Lorsque le convive arrive, il voit immédiatement les assiettes de Virginia Mo, qui sont toutes différentes et joyeuses avec leurs sourires. Quand j’ai travaillé avec Laurent Beyne, il m’a demandé quels étaient pour moi les premiers ingrédients sur la table. Ma réponse était “le pain et l’eau”. C’est ainsi que la Goutte d’Eau est née, un objet évocateur qui ne nécessite pas d’explication. Pour la dégustation du vin, nous travaillons désormais avec La Mélodie du cristal, qui a développé pour nous des verres uniques, soufflés bouche, incroyablement légers. Quant aux couteaux Ulu (pour femmes) et Savik (pour hommes) créés par Bruno Moretti et fabriqués par TB, ils ont été imaginés dans un souci du détail confortable. La différence n’est pas énorme mais elle existe : les femmes ont des mains plus petites que celles des hommes. Les artisans ont toujours inventé des outils qui correspondent au geste.
Comment avez-vous entamé cette démarche artistique à table ?
Ce sont les cuisiniers qui ont fait bouger les lignes en matière d’art de la table. Il y a quelques décennies, l’offre en vaisselle était présentée en catalogues dans lesquels il fallait puiser. Devant cette pauvreté de proposition, j’ai commencé à travailler avec des artistes et des designers. J’ai souhaité introduire de la modernité à la fois sur les murs et dans l’atmosphère, car c’est le point de départ de l’expérience. Dans mon établissement, j’essaie de faire régner une atmosphère très chaleureuse. Lorsque vous recevez chez vous, vous faites en sorte que tout soit bien. Pas tristement bien, mais avec de l’authenticité et de la sensibilité. Le bien-être ne s’explique pas, il se ressent.C’est ce qui fait que les convives passent un moment unique. J’essaie, deux fois par jour, pour chaque table et chaque personne, de créer cet écrin de bien-être, qui passe forcément par les artistes. Car ces derniers ont cette propension à rendre la vie et l’environnement plus agréables. Le beau fait du bien. Je suis personnellement ravi de voir l’affluence que suscitent les expositions des musées parisiens. Cela révèle une recherche d’expérience unique. Comment fais-je la différence entre ce qui est spectaculaire et unique ? La vue du 50e étage d’une tour à New York, Tokyo, Shanghai ou Hong Kong est spectaculaire, mais pas unique. Où êtes-vous ? Dans une grande métropole. La vue des fenêtres de ce restaurant est non seulement spectaculaire et mais aussi unique : on y voit le Pont des Arts, la Seine, le Louvre, l’Institut de France... Je souhaite que les convives qui arrivent ici se disent : « Nous sommes au restaurant Guy Savoy ! »
« Utiliser des outils performants et beaux est essentiel : l’exigence pour autrui passe d’abord par l’exigence pour soi »
Qu’essayez-vous de communiquer à vos convives ?
Régulièrement, je m’assois à différentes tables, pour moi-même profiter du lieu et savoir où il faut être installé : changez de chaise et vous verrez autre chose ! Je ne peux faire vivre la maison que si je la vis moi-même. Tout cela est très personnel. C’est cette vie d’instantanéité dont j’ai envie. Mon métier est instantané et concret : quelques secondes pour cuire des filets de rougets, 45 minutes pour une volaille... Par rapport à la vie de chaque produit, la cuisine représente peu. Nous travaillons des denrées périssables. Tout ce qui arrive chez nous est comestible et nous le transformons en plaisir. Et cette transformation est bien plus importante qu’on ne l’imagine : les convives vont la déguster. Pouvez-vous citer une autre circonstance où vous ingérez ce qu’a réalisé l’artisan ou l’artiste ? Vous rendez-vous compte de l’intimité et la confiance que cela implique ? Nous sommes dans l’extrait de concret. Celui-ci est à déposer dans un écrin où se retrouve la sensibilité des personnes qui ont cuisiné.
Quelle est votre approche du service ?
Pour le côté technique, voici comment je le résume au personnel de salle : « On vous a appris que le couteau se plaçait à droite et la fourchette à gauche ; ce que je vous demande, c’est de repérer le convive gaucher est de faire tout de suite l’inverse. » A partir du moment où la personne qui assure le service l’a repéré, cela signifie qu’elle a l’oeil et qu’elle percevra tout le reste : quand l’assiette à pain est vide, quand il faut resservir du vin ou de l’eau. C’est tout simplement cela le service : être dans son travail et attentif. C’est le plus difficile.
Quels sont vos choix en matière d’ustensiles de cuisson ?
J’apprécie énormément de travailler avec des ustensiles en cuivre, en raison de leur esthétique. Lorsque l’on utilise de beaux outils, on travaille mieux. Lorsque j’ai ouvert ce restaurant, je n’y ai pas amené mes anciens ustensiles. Cela n’avait pas de sens, compte-tenu de la beauté du lieu et de la vue exceptionnelle des cuisines, dans lesquelles nous avons aussi installé des oeuvres d’art. Certes, le cuivre requiert beaucoup d’entretien. Mais toute la batterie en fonctionnement, cela a de l’allure ! Pour nous, utiliser des outils performants et beaux est essentiel : l’exigence pour autrui passe d’abord par l’exigence pour soi, et au-delà, c’est un confort. Un tel cadre met le cuisinier dans un état de dignité dans le travail. L’ambiance en cuisine est paisible, avec de l’espace et de la lumière. Je veux de l’attention et non de la tension. Le travail ne doit pas être une punition.
En matière d’ustensiles culinaires, jetez-vous des ponts entre l’office et la salle ?
Cela fait en effet des années que je cherche à faire entrer les ustensiles de cuisine dans la salle. Nous le faisons déjà pour certains plats, en disposant par exemple des cassolettes de cuivre pour le service des sauces. J’étudie d’ailleurs actuellement un système de pierre pour qu’elles restent chaudes à table afin d’éviter le réchaud. Un cuisinier vient également en salle préparer le saumon figé sur la glace, un pâtissier achève un dessert devant les convives. J’ai le voeu de montrer en salle ce qui se passe en cuisine pour que les convives aient l’impression d’y être. Nous ajoutons donc du geste, allons au-delà de la découpe. C’est aussi une façon d’afficher notre respect du produit : celui-ci ne doit pas mourir une deuxième fois. Le cuisinier doit au contraire le faire revivre.