Élément majeur des arts de la table, le couteau est un objet ancestral qui allie aujourd’hui traditi
Parce qu’il séduit une clientèle plus jeune, plus urbaine, voire féminine, le couteau fermant est une catégorie en essor. Objet cadeau par excellence et représentant une opportunité de chiffre d’affaires, il a investi les rayons de divers réseaux de vente, y compris ceux d’articles culinaires et d’art de la table. Explications.
«Un couteau dans la poche » : l’un « plaisirs minuscules » répertoriés par l’écrivain Philippe Delerm dans le recueil La Première Gorgée de bière publié en 1997 semble réunir de plus en plus d’adeptes. Depuis une décennie, le couteau de poche est une catégorie en croissance qui n’est plus cantonnée aux circuits traditionnels (coutellerie, armurerie, quincaillerie, magasin de produits outdoors). Il a désormais sa place dans les rayons des magasins d’articles culinaires et d’art de la table, des concept stores et divers points de vente qui a priori n’étaient pas destinés à le commercialiser.
« Traditionnellement, les hommes avaient un couteau dans la poche, pour se nourrir ou bricoler. Le couteau pliant était en particulier l’attribut des paysans et des ouvriers et a connu un important essor au cours des Trente Glorieuses, avec la démocratisation des loisirs dans la société (congés payés, vacances à la mer, voile, loisirs, etc.)», rappelle Luc Simon, dirigeant de la coutellerie savoyarde Opinel, qui vend annuellement 5,5 millions de couteaux, dont 4 millions de modèles fermants. «Un retour aux sources est observé depuis une dizaine d’années, avec une croissance de cette catégorie». L’image du couteau de poche s’est aujourd’hui bel et bien rajeunie et, surtout, urbanisée. Les tendances retrocool et vintage bénéficient aussi à ce produit, qui n’est plus seulement destinée à l’usage outdoor ou le plaisir des collectionneurs.
« Le couteau fermant tend à être un accessoire plus mode et plus urbain », confirme Jérôme Béligné, président de H. Beligné & Fils (qui distribue notamment les marques Victorinox et Old Bear). « Sortir son couteau de poche devient tendance», renchérit Claudine Dozorme, dirigeante de Claude Dozorme. «En particulier en France ou dans les pays latins où avoir un couteau sur soi est culturel, contrairement à certains territoires où cela est tout simplement interdit. La mode du laguiole, dans les années 1980-1990 a accentué le phénomène. »
La croissance de cette catégorie incite d’ailleurs des spécialistes du couteau de table à développer des modèles pliants, à l’instar de Goyon-Chazeau, qui vient de lancer le 750 pour cibler une clientèle amatrice de belles lames nomades. Surfant sur le potentiel de séduction du couteau fermant, la plupart des couteliers, tels qu’Opinel ou Victorinox, offrent des liftings à leurs modèles emblématiques.
Victorinox propose depuis 12 ans ses petits modèles fermants en série limitée. Pour cela, la marque invite chaque année les internautes à soumettre des designs à partir d’un thème donné et reçoit un millier de propositions chaque année. Elle effectue une sélection puis propose aux internautes de voter pour les modèles qu’ils préfèrent.
« Cette démarche participative rencontre un succès incroyable, à tel point que nos partenaires détaillants nous appellent tous les ans pour savoir quand la nouvelle série arrivera», témoigne Jérôme Béligné. «Cela génère aussi un effet de collection. L’édition limitée confère un côté un peu exceptionnel : le consommateur qui l’achète veut un produit lui donnant l’impression d’appartenir à un groupe de personnes possédant le modèle de telle année, une pièce particulière qui ne se retrouve pas partout. » Ces initiatives apportent une touche originale, exclusive, aux collections, et font parler de la marque. « Les nouveautés et les éditions limitées ajoutent du “fun” et attirent des consommateurs qui n’auraient pas acheté sans cela. Cela fonctionne très bien, et permet de vendre le coeur de gamme : les best-sellers, tels que le Spartan rouge Victorinox, restent les mêmes », poursuit Jérôme Béligné.
Deejo (voir encadré) joue pour sa part sur le caractère d’exclusivité en proposant une personnalisation poussée, disponible sur son e-shop et son flagship parisien : choix du matériau et de la couleur du manche, message personnalisé sur ce dernier, illustration et finition de la lame, etc. Opinel propose quant à lui régulièrement des éditions limitées du N°8, s’associant avec des artistes ou des événements tels que le Tour de France par exemple. La déclinaison dans divers usages permet aussi de démocratiser l’accessoire : « Nous avons spécifié certains produits fermants avec l’offre gourmet et d’art de vivre à la française, avec le couteau tire-bouchon, dont la french touch reste dans l’ADN de la marque et accessible en France ou à l’étranger, mais aussi les couteaux à huîtres (positionnés en novembre), à champignon (à l’automne). Cette offre développée en pack cadeau permet de saisonnaliser le produit », explique Luc Simon (Opinel).
La cible : hommes, femmes enfants
Le travail sur le design des couteaux a par conséquent élargi la cible consommateur. « Le couteau de poche était auparavant le compagnon qu’on a dans la poche, Désormais, il s’adresse certes aux collectionneurs, ainsi qu’aux personnes à la recherche d’une belle lame et d’un manche original », commente Magali Soucille, dirigeante de Goyon-Chazeau. Des atouts qui transforment donc le couteau de poche en accessoire dont l’usage s’étend.
Il s’invite par exemple à table, sorti au restaurant, par plaisir d’être montré et utilisé mais aussi parce que le couteau proposé par le restaurateur ne remplit pas bien son office... « Le couteau de fermant revêt principalement deux aspects : la praticité et l’outdoor (j’achète mon couteau pour les pique-niques ou pour utiliser mon couteau “qui coupe” lorsque je vais au restaurant) », observe pour sa part Johan Hiaux, acheteur maison du Printemps.
« Le couteau fermant est aussi un excellent couteau de cuisine : de nombreuses personnes utilisent ainsi le N°12, en raison de sa qualité de coupe, l’ergonomie de son manche, pour un prix d’achat inférieur à 20 €, ajoute Luc Simon (Opinel). De plus, la position fermée constitue une sécurité dans le tiroir. » Des couteaux au design dans l’air du temps, des usages qui se diversifient, une cible clients qui évolue… Une telle conjonction génère une progression des volumes. Le couteau de poche n’a pas fait non plus exception à l’explosion du marché “enfants”, incitant les fabricants à développer des produits spécifiques fournissant davantage de sécurité (pointes arrondies, etc.). Cela a naturellement contribué au développement de la clientèle féminine, en l’occurrence les mères.
Car la féminisation de la cible est aussi un des facteurs générateurs de progression. Certes, la majorité des acheteurs sont des hommes, et selon les estimations, 50 à 70 % des femmes acquièrent un couteau de poche pour l’offrir à un homme. « Lorsque nous concevons un couteau, nous nous demandons d’abord s’il va plaire à une femme avant de nous interroger sur son potentiel chez l’homme», témoigne Christian Valat, dirigeant de Laguiole en Aubrac. «Ainsi, nous nous orientons de plus en plus vers la création de modèles qui amènent autre chose qu’un couteau : nous cherchons de moins en moins à vendre un couteau mais plutôt une histoire, via l’incrustation d’une pierre, d’un os, etc. Le client s’attache davantage à cela qu’à la qualité de coupe. » Les femmes sont néanmoins de plus en plus nombreuses à s’approprier l’accessoire couteau de poche : « Certes, il y a toujours une catégorie de clientes qui achètent pour offrir à leur conjoint ou leur père, mais les femmes sont de plus en plus nombreuses à acheter pour elles, note pour sa part Yann Delarboulas, dirigeant de la coutellerie de luxe Fontenille Pataud depuis le 31 décembre dernier. D’ailleurs, nous avions tendance à leur proposer de plus petits couteaux mais nous revenons sur cette stratégie car les consommatrices ne veulent pas un modèle réduit mais bien un “vrai” couteau. » La progression du nombre d’utilisatrices finales est également notée sur l’offre moins haut de gamme : « Les femmes achètent aussi des couteaux pliants pour elles, car nous avons retravaillé l’offre avec de la couleur. La diversité des tailles a quant à elle son importance, permettant au consommateur, homme ou femme, de choisir celle adaptée à sa main. Même si le couteau poche reste majoritairement masculin (ce qui se constate dans l’audience de nos réseaux sociaux), la croissance de la marque tient aussi dans le fait de réussir à toucher une cible plus féminine et plus urbaine », indique Luc Simon.
De nouveaux circuits de distribution
Autre constat, le couteau de poche n’est plus réservé à son circuit de vente traditionnel, mais se retrouve dans de nombreux commerces qui n’étaient pas prédestinés à en vendre : concept-stores, magasins de souvenirs, culinaires et d’art de la table, magasins pour les motards et les cyclistes, etc. Il constitue, lorsque son prix n’excède pas 50 €, un complément intéressant, propice à l’achat d’impulsion à condition d’être avantageusement présenté, avec des outils d’aide à la vente. Le couteau de poche renforce aussi ses positions en tant qu’achat cadeau depuis une douzaine d’années. Le traditionnel pic de vente sur cette catégorie reste juin/juillet, mais un second est désormais observé sur la période novembre/décembre.
Autre tendance qui pourrait bénéficier à cette famille de produit, le développement des accessoires nomades pour le repas, qui sont « en plein boom pour une question de développement durable», souligne Johan Hiaux (Printemps). «Nous ne présentons pas les deux univers ensemble mais il est fort possible que lors d’un achat d’accessoire nomade, le client souhaite s’équiper d’un couteau fermant. Dans ce cas, il s’agira plutôt d’un couteau à prix abordable, sachant que les marques d’accessoires nomades proposent souvent des sets de couverts qui remplissent la fonction du couteau. » « Cela ne peut que renforcer la progression des modèles fermants légers », estime pour sa part Claudine Dozorme.
Sur l’offre haut de gamme, la distribution se révèle plus complexe : « Le marché français est en voie de disparition dès lors le prix du couteau fermant excède 100 € prix public», déplore Christian Valat (Laguiole en Aubrac), pointant le faible nombre de coutelleries dans l’Hexagone. «Est-ce parce que les magasins disparaissent ou parce qu’il n’y a plus d’acheteurs ? La question se pose. Pourtant, nous nous rendons compte que si la boutique prend soin de proposer la coutellerie avec une belle mise en valeur et une présentation avantageuse, cela se vend. » Pour rappel, Laguiole en Aubrac réalise 65 % de son chiffre d’affaires à l’export et détient 11 points de vente en France. « Ce qui nous porte préjudice, ce n’est pas le laguiole fabriqué en Chine mais celui basique qui est bleu, blanc, rouge, fabriqué par des entreprises mettant en avant qu’elles sont coutelières depuis 1800 et quelque…», poursuit Christian Valat. «Je trouve dommage qu’en France il n’y ait pas de cahier des charges qualitatif : pourquoi un laguiole à 20 € et un autre à 400 € et français tous les deux ? S’il n’y a pas de vendeur pour expliquer la différence… De plus, à l’étranger, l’histoire est parfois compliquée à transmettre… Or nous vendons une histoire. D’autres vendent un prix. » Et de constater qu’en France, dans le réseau de détail, il est rare que le bas et le haut de gammes cohabitent.
Une histoire entre la marque et le client
La possession d’un couteau fermant est aussi une affaire de lien entre son propriétaire et le fabricant. Certaines marques réunissent certes de véritables aficionados, mais sans aller jusque-là, une des premières demandes des consommateurs est un produit qui dure dans le temps. L’achat cadeau reste prédominant pour cette catégorie, englobant souvent « une notion de transmission générationnelle (“j’ai reçu un couteau plus jeune, j’en offre un à mes enfants ou autres”) », souligne Johan Hiaux. Une tradition qui se perpétue. « Notre SAV reçoit régulièrement des demandes concernant des couteaux offert par un ascendant il y a une cinquantaine d’années, illustre Jérôme Béligné. Victorinox proposant la garantie à vie, le consommateur préfère une réparation à un remplacement à neuf. » Car en matière de couteau fermant, la confiance que le détenteur du couteau place dans la marque est souvent palpable. « La famille Opinel a toujours investi dans l’outil industriel afin de fabriquer en grand nombre des produits de qualité à prix abordable : un couteau fermant Opinel représente 130 ans d’investissement industriel », souligne le dirigeant de la coutellerie savoyarde. Même les marques plus jeunes, telles que Deejo fondée il y a 5 ans, notent la charge émotionnelle liée au couteau : « Le fait de prendre le temps de choisir un tatouage, un message sur le manche, a fortiori si c’est un cadeau, révèle l’intérêt porté à la personne à qui on va l’offrir. »
LUC FOIN, DIRIGEANT DE DEEJO : « NOUS VOULIONS CRÉER UNE ENVIE »
« La création de Deejo trouve son origine dans deux partis-pris. D’une part, le couteau de poche qui est le plus important et le plus pratique est celui qu’on a toujours au fond de la poche. Notre produit devait donc avoir 3 caractéristiques : un faible encombrement, la légèreté et le même confort qu’un couteau de table. C’était l’idée de Stéphane Lebeau en 2010, qui a dessiné un couteau ultraléger, à partir des dimensions du couteau de table. D’autre part, issus de l’univers de la randonnée (Luc Foin et Stéphane Lebeau dirigent également Baladeo, NDLR), nous nous évertuions à lancer sur le marché un produit répondant à des besoins. Cette fois, nous souhaitions proposer un produit qui crée une envie, aller sur le registre de l’émotion. C’est ainsi que nous avons eu l’idée de décliner le couteau avec différentes finitions d’acier, d’essences de bois, de manches de couleur, et un “tatouage” (une gravure au laser). Objectif : que ce ne soit pas un produit mais LE produit du client, et le vendre comme un accessoire de mode. Sortir un couteau de sa poche était alors un peu désuet. Notre volonté était de redonner de l’élégance à ce geste et de l’intégrer au XXIe siècle. Pour cela, nous le présentons dans un contexte où il ne fait pas peur, au moment du repas. Nous ne nous adressons pas à un public expert de passionnés de couteaux ou de randonneurs/chasseurs, ce qui nous permet de communiquer largement et d’appuyer la notoriété de la marque via des campagnes de communication nationales. Auparavant, il y avait 3 grandes catégories sur marché : les couteaux régionalistes (corse, Thiers, basque, etc.) résultant de décennies de savoir-faire ; le couteau suisse multifonction (axé sur l’usage) ; les armes (chasse, survie, etc.). Deejo a ouvert une 4e voie : celle de l’accessoire de mode qui dépeint une personnalité. Un couteau Deejo se vend donc dans réseau traditionnel (armureries, coutelleries, magasins de randonnée), mais aussi dans magasins où on ne l’attend pas : concept stores, art de la table, librairies de beaux livres, fleuristes qui font un peu de déco, artisan cordonnier, magasin de cycles ou de motos, surfshops, cavistes, magasins de motards, barbershops… Deejo est aujourd’hui distribué dans un millier de points de vente en France. »